La vérité nue sur le rôle d’institutrice à l’école coloniale

21 juin 1918

Je viens de finir mes études à l’École normale William Ponty. J’ai passé deux longues années dans cette institution, et j’aurai finalement la chance de vivre un de mes rêves les plus fous : devenir institutrice dans une école coloniale française. Ma mère a toujours rêvé que je devienne une femme reconnue au Bénin, territoire dominé par les Français. Je crois qu’enseigner à mes homologues africains est une bonne façon de réaliser son rêve. Elle m’a même donné un prénom français pour me distinguer des autres Béninoises avec lesquelles j’ai grandi.

– Joyeuse, tu feras d’incroyables choses, m’a assuré ma mère quand j’étais jeune.

J’ai fait mes études sous l’aile d’une jolie enseignante de Paris. Apprendre aux côtés des Français me donnait un sentiment d’appartenance, de supériorité, de faire partie de l’élite. Le rôle d’une institutrice était considéré comme positif. L’éducation en français était l’issue de secours dont presque tous les Africains qui rêvaient de nouvelles idées et de vivre en ville avaient besoin. Mes supérieurs ont établi un programme qui incluait un enseignement professionnel en combinaison avec l’apprentissage de l’hygiène, de la rectitude ainsi que la formation à de nouvelles méthodes agricoles.

– Vous manipulerez les esprits malléables des jeunes pour les changer en Français africains, me disait l’enseignante avec fermeté.

– Absolument, madame.

Parfois j’étais attristée par la façon négative dont les enseignants parlaient de la société africaine, mais il me semblait que la seule façon de vaincre les Français, qui avaient le pouvoir de nous détruire, était de les rejoindre.

 

25 juin 1918

C’est le jour de la remise des diplômes. Chaque Pontin sera affecté à une école où il assumera le rôle d’instituteur.

– Joyeuse Azikiwe, lève-toi, exigeait mon supérieur.

Je me suis levée en me tenant prête pour l’école qui deviendra mon futur.

– Ce sera l’école rurale de Kouandé, lance-t-il.

Je suis immédiatement submergée par la tristesse. J’arbore un large sourire et m’assieds pour que personne ne voie mes vraies émotions. J’ai grandi à Porto Novo, dans la belle capitale du Bénin, où les réalités du mode de vie rural n’existent pas. Comment suis-je censée m’habituer à un village si éloigné du centre urbain? C’était comme si mon cœur voulait sortir de ma poitrine et se fracassait en mille morceaux.

 

30 juin 1918

C’est mon premier jour comme institutrice à Kouandé. Pour arriver à l’école, je dois suivre une route de terre rouge. Les maisons le long de la route sont pratiquement des huttes qui tiennent à peine debout. Je sais que je me rapproche l’école quand les jeunes portant des pagnes commencent à apparaître. Soudainement, je me perds dans une rêverie. Je rêve d’une salle de classe qui ait des pupitres en bois d’anigre, qui soit éclairée par la lumière naturelle venant des deux grandes fenêtres. J’ouvre mes yeux puis prends conscience que ce rêve ne se réalisera pas; la salle de classe ne contient que quelques longues tables avec des chaises.

Les élèves commencent à entrer dans la classe. Ils portent une sorte de robe blanche qui couvre le pagne qu’ils cachent en dessous. Je remarque que la moitié de la classe est absente. Mais, j’étais préparée à cela! Mes supérieurs m’avaient prévenu que la plupart des parents préfèrent que leurs enfants restent à la maison pour cultiver la terre. Néanmoins, l’éducation doit continuer malgré les circonstances défavorables.

– Il faut prendre un bain chaque jour quand vous rentrez à la maison. Sinon, vous sentirez mauvais et le risque de tomber malade augmentera. Il faut utiliser de l’eau avec du savon… Je vais vous fournir le savon.

– Merci madame, avant j’utilisais seulement de l’eau pour me laver, m’expliquait l’adorable fille qui s’assoit au-devant de la classe.

Au fil des jours, je me suis rendu compte que les jeunes ont une bonne mémoire et la capacité d’imiter ce que je leur enseigne. Toutefois, les jeunes esprits les plus malléables sont influencés par leurs camarades de classe les plus obstinés. Ce que je veux dire, c’est que j’entends les plus obstinés chuchotant en dialecte, puis ils arrêtent quand je circule près de leur table. L’association d’instituteurs à laquelle j’appartiens insiste pour que le français soit la seule langue parlée dans le programme d’éducation adaptée.

Emi ko le duro lati lsi ile ati e ita ita, chuchotait le jeune garçon béninois à son ami.

Ce que j’ai appris à l’École normale William Ponty, c’est que si les élèves n’assimilent pas, il faudra ajouter un symbole en classe. Un symbole tiendra les élèves pour responsable de la décision de parler le yoruba et d’autres dialectes en classe. Le symbole sera une boîte d’allumettes qui passera d’élève en élève pour stigmatiser ceux qui parlent le dialecte.

Ankar, e o fẹ ṣiṣẹ lhin ile-iwe?, demande Emond à son ami Ankar.

– Tu as parlé en dialecte, je te donne le symbole. C’est ton problème maintenant!, s’exclame Ankar.

Après l’intégration du symbole, un froid invisible s’est abattu sur la classe. Les élèves me guettaient constamment. Ils ne pouvaient même pas faire confiance à leurs amis les plus proches. C’était chacun pour soi dans la classe de Mlle Azikiwe!

Quand me suis inscrite à l’École normale William Ponty, j’avais l’impression que je serais affectée dans une école où les élèves valorisent l’éducation française. Immergée dans un environnement d’élite pendant deux ans seulement, j’ai été ensuite envoyée dans un village rural. La réalité qui est celle d’une institutrice béninoise, c’est que vous êtes entourées d’élèves qui se comportent comme des bambins; en fait, vous êtes le chef des bambins. On vous garde loin du centre politique du pouvoir pour prendre soin de bambins.

Tout bien considéré, le rôle d’institutrice n’a rien d’enviable, contrairement à ce que mes supérieurs m’ont fait croire. En ce moment, j’envisage de m’inscrire à l’École normale William Ponty pour continuer en troisième année d’éducation. Après cela, je serais capable d’aller à l’École nationale de médecine et pharmacie pour devenir sage-femme. Je pourrais alors être entourée de docteurs. Maintenant, je suis sûre du fait qu’être institutrice n’est pas aussi épanouissant qu’on le dit…

Samantha Lefebvre (FREN 312)

 

Bibliographie

Chafer, Tony. « TEACHING AFRICANS TO BE FRENCH?: France’s “Civilising Mission” And

The Establishment Of A Public Education System In French West Africa, 1903-30 ».  Africa: Rivista Trimestrale Di Studi E Documentazione Dell’istituto Italiano Per L’africa E L’oriente, vol 56, no. 2, 2001, pp. 190-209. JSTOR, https://www-jstor-org.login.ezproxy.library.ualberta.ca/stable/40761537?seq=1 #metadata_info_tab_contents. Accessed 21 Sept 2018.

Jézéquel, Jean-Hervé. « Les Enseignants Comme Élite Politique En AOF (1930-1945) ». Cahiers D’études Africaines, 2005, https://journals.openedition.org/etudesafricaines/5458?lang=en#abstract. Accessed 25 Sept 2018.