La transition la plus importante de ma vie

Je suis institutrice à l’école William-Ponty à Saint-Louis au Sénégal. J’ai commencé à travailler ici cette année scolaire, il y a six mois. Je n’ai pas beaucoup d’expérience en enseignement, donc j’étais très enthousiaste à l’idée d’être placée dans cette école. C’est loin de chez moi la France, mais j’étais heureuse de me lancer un défi.

Le Sénégal est très intéressant. Il m’a fallu un certain temps pour m’habituer à la culture et aux coutumes des gens du pays, car ils ont des manières de vivre complètement différentes de nous en France. Cependant, j’ai trouvé que cet endroit et ces gens ont tellement de chaleur et beaucoup plus à offrir que ce que les gens en France ne le disent généralement. Les gens ici aiment danser, rire et célébrer la vie avec le peu qu’ils ont. Et les enfants sont le cœur de la vie à Saint-Louis. Leur curiosité et leur nature accueillante ont conquis mon cœur dès l’instant où j’ai déménagé ici. La façon dont ils s’expriment est quelque chose qui me fascine. Parfois, je pense que j’aurais aimé être élevée de la même manière qu’eux, avec la même liberté, sans autant de règles sociales qu’en France.

Quand j’ai commencé à enseigner aux élèves de 6e de cette école, j’étais si heureuse de pouvoir enfin enseigner quelque chose de complètement nouveau aux élèves. Enseigner le français à des francophones en France était devenu une tâche fastidieuse pour moi. De cette façon, j’étais vraiment impatiente de vivre une expérience différente. Toutefois, mes attentes de pouvoir avoir une classe amusante et interactive n’ont pas été satisfaites à cause de certaines règles imposées par le conseil d’administration. Je crois que le fait qu’ils aient décidé d’interdire le dialecte sénégalais dans notre école a conduit les étudiants à perdre tout intérêt pour l’apprentissage du français. D’ailleurs, les autres enseignants pensent la même chose, bien qu’ils ne s’en soucient pas vraiment.

— Je n’avais que dix élèves en classe aujourd’hui, m’a dit mon collègue l’autre jour après sa classe.

— Un jour, il n’y aura plus d’élèves dans cette école!

— S’ils ne les avaient pas empêchés de parler dans leur dialecte, ils viendraient probablement encore, m’a dit une autre collègue sans avoir l’air de s’en soucier.

Je déteste les entendre discuter ce sujet alors qu’ils ne se soucient même pas des conséquences sur les jeunes. C’est tellement triste de voir des enfants quitter l’école à cause de cette règle. C’est triste de voir une classe à moitié vide, de voir les étudiants restants souhaiter que leurs camarades de classe absents soient là afin que la classe ne devienne pas une torture pour eux. Parce que c’est exactement ce qu’ils se sentent lorsqu’ils sont forcés de ne pas parler leur langue maternelle — ils se sentent torturés. C’est clair dans toutes les classes où j’ai enseigné jusqu’à présent.

— Est-ce que quelqu’un sait où est Djoumon? Est-il malade à la maison? Cela fait dix jours que je ne l’ai pas vu en classe… J’ai demandé aux quatorze élèves que j’avais dans ma classe. Une classe qui est censée en accueillir vingt-quatre.

— Je l’ai vu au marché hier, madame. Il semblait aller bien, répondit Efia, une gentille élève de ma classe.

— Vous a-t-il dit pourquoi il n’est pas encore revenu à l’école? lui ai-je demandé.

— Il a dit qu’il ne se sentait plus bien en venant ici.

— Personne ne se sent bien, murmura doucement Habib, un autre élève de ma classe, avec un visage triste. J’étais inquiète, mais j’ai fait semblant de ne pas l’avoir entendu et je suis passée à autre chose.

— Bon, passons! Ouvrez les livres à la page où nous étions hier!

J’ai eu très mal au cœur de voir que seulement deux élèves ouvrir leurs livres. Au début, je pensais qu’ils essayaient de me défier ou de me manquer de respect, mais ce n’était pas cela. Ils étaient juste ennuyés et indifférents. J’ai donc encore pris sur moi et j’ai continué.

— Hissa, est-ce que vous pouvez ouvrir votre livre, ai-je demandé. Elle a gardé le silence alors j’ai demandé à nouveau.

— La page sur laquelle nous pouvons voir le grand arbre avec les numéros?

Elle continua à se taire alors je me suis approchée d’elle pour vérifier son livre et j’ai vu qu’elle en avait arraché chaque page. Cela m’a brisé le cœur.

Après ce cours, je suis directement allée chez moi. Je me suis dit que je devrais commencer à penser à changer d’école. Chaque fois que je revenais en classe cette semaine, il fallait que je mette de côté tous mes sentiments afin de continuer mon travail. Mais je savais au moment où j’ai vu ce livre tout déchiré que l’école ne serait plus la même, ni pour moi ni pour eux.

 

Ana Abrahamson (FREN 312)