Une école, une usine ou une prison?

Mes parents me disent qu’aller à cette nouvelle école m’aidera à obtenir une connaissance diversifiée qui me permettra de surmonter les difficultés que j’affronte étant africaine. Mais jusqu’à présent, la seule chose que j’ai apprise c’est que je ne suis qu’un sujet parmi tant d’autres de leurs expérimentations. J’entends souvent les sœurs blanches appeler ce projet « mission civilisatrice » qui transformera les « sauvages » en peuples civilisés pour nous « purifier » physiquement et spirituellement. Cette mission civilisatrice serait une forme de protection que l’on appelle « Protectorat ».

Cette histoire que je vais vous raconter s’est passée à l’époque où le régime essayait de structurer la vie des individus et du collectif sous la IIIe république. Je me souviens d’une journée chaude où j’étais à l’extérieur, sous un arbre de papayes avec mes camarades, alors que les sœurs blanches nous regardaient au loin. Les feuilles épaisses de l’arbre nous entouraient un peu, mais la chaleur accablante du soleil d’or touchait encore nos coudes. Zariah Fallah s’appuya par erreur sur une pierre chaude et hurla. Elle remarqua que j’étais calme et indifférente et dit alors,

— Muna pourquoi sommes-nous ici? Pourquoi viennent-ils ici? Pourquoi devons-nous aller à cette école? Je me sens comme en prison et tu sembles indifférente.

Je me posais des questions et j’ai réalisé que ce n’est pas de l’indifférence, mais de l’impuissance acquise. Je comprenais que nous n’avions pas d’autres choix que de céder. Tout le monde me regardait avec curiosité et je dis :

— Quel autre choix avons-nous? Mon grand frère m’a dit que les hommes blancs ont une mission civilisatrice.

— Quelle mission civilisatrice? Oh, c’est idiot. Pourquoi ils ne nous laissent pas tranquilles? Le viol, l’avidité et les peines, comment sont-ils éduqués? Mon grand-père m’a toujours dit qu’on doit enlever la tige dans ses yeux avant d’enlever le bâton dans les yeux de son frère, dit Sunday Nana.

Les autres murmurent leur accord.

— Il faut faire avec et, un de ces jours, ça va passer, dis-je.

— C’est quand « un de ces jours »? Je me sens maltraitée et surchargée comme en esclavage! Toutes les choses que nous faisons c’est pour apprendre leur culture, leur langue et leur religion. Ils nous appellent malpropres et négligés, mais nous les gardons propres. Hypocrites, dit Zariah.

— Je me demande ce qu’ils ont de meilleur que nous? Ils nous appellent colorés, mais leur peau change de couleur et révèle leurs émotions. Ils nous appellent animaux, mais si nous sommes comme eux, alors ils sont des animaux aussi haha! dit David Loto.

— Les peuples blancs me fascinent. Ils me font pitié, avec leurs lèvres qui sont trop fines. Ils semblent pâles comme le fufu que nous mangeons avec la soupe d’Ogbono.

— Muna, viens ici, maintenant!

Je suis interrompue par la voix forte et autoritaire de Marie-Anne, une sœur blanche. J’imagine qu’elle a entendu notre conversation. Elle me réprimande et m’utilise comme un bouc émissaire. Elle me commande de me mettre à genoux, d’élever mes bras pour me punir. À ce moment, je savais à quoi m’attendre. Vlan! Je reçois dix coups de fouet. Elle fouette David, Zariah, puis moi. Les autres enfants reçoivent un avertissement. La cour qui était pleine de vie est devenue silencieuse, sauf les sanglots et les murmures. J’ai l’impression de me perdre moi-même, mon identité et ma culture. Partout où je vais, mon esprit et mon corps sont dans un état d’alarme constante parce que j’essaie de ne pas me faire attraper. Mais qu’est-ce qu’il ne faut pas faire? L’explication nous a été donnée par les visiteurs blancs; c’est bien de parler français et c’est mal de pratiquer des rituels africains. On doit utiliser la science occidentale et oublier la médecine traditionnelle. Trop de choses ont changé : je suis perplexe et perdue. Je me sens comme un corps sans âme. Même si je ne comprends rien, je dois me conformer et obéir sans me plaindre. Est-ce une école, une usine ou une prison?

Ashley Ezekpo

Bibliographie

Ruth Ginio « Les enfant Africains de la Révolution nationale : la politique vichyssoise de l’enfance et de la jeunesse dans les colonies de l’AOF (1940-1943) », Revue d’histoire moderne et contemporaine Vol 49, no. 4, 2002/4 pp. 132-153. DOI 10.3917/rhmc.494.0132.