L’école coloniale : leçons tumultueuses

Assise au bord de mon lit, je peux percevoir ma silhouette projetée sur le plancher devant moi. Je ne dois même pas regarder en arrière pour savoir que l’aube approche, car j’ai vu plusieurs fois la ligne faible de l’horizon s’agrandir, l’intensité du soleil envahir le ciel bleu marin. Au début, ce spectacle naturel m’a réconfortée, mais la succession interminable des nuits que j’ai passées éveillée a effacé tout semblant de confort. À sept heures chaque matin, le chant des oiseaux et le son atténué de pas sur le plancher me servent de réveil pour débuter ma journée. Même si cela fait quatorze années que j’entends ces sons, ils paraissent encore étrangers aujourd’hui, comme le premier matin où je me suis levée ici. Vous voyez, même si les fonctionnaires de l’état français ne nous ont pas obligés à quitter notre village natal et nos familles; ils nous ont forcés à nous inscrire à l’école française. L’établissement le plus proche est à cinquante kilomètres de chez moi, un peu trop loin pour s’y rendre à pied chaque jour. Comme ils veulent le meilleur pour moi, mes parents mettent de côté une part de leur salaire mensuel pour me payer une chambre dans cet internat.

J’habite en Côte d’Ivoire, où je suis née et j’ai grandi. J’ai toujours connu la Côte d’Ivoire comme une colonie française, telle qu’elle est en cette année 1908. À l’âge de huit ans, j’ai été forcée d’aller à l’école française, c’est-à-dire l’école coloniale. Aujourd’hui, j’ai 17 ans et j’ai presque fini mes études, ou plutôt je suis sur le point de finir. Cela dit, ma fierté est limitée, même si mon école, qui se situe dans la ville d’Élima était la première de ce type dans le pays.

Au début, l’école me plaisait. J’ai connu plusieurs amis qui venaient d’autres parties du pays. Le matin et l’après-midi étaient remplis des aventures de Jules Verne, lues et examinées pendant nos cours de français; elles m’ont beaucoup plu, et m’ont inspirée de devenir moi-même exploratrice. La nourriture n’était pas mauvaise. En plus, je pouvais retourner voir ma famille pendant les vacances de Noël et d’été. Vers l’âge de dix ans par contre, j’ai commencé à questionner la structure de l’école.

Mon désespoir a commencé aussitôt que je me suis rendue compte que le métier le plus proche d’exploratrice, à savoir celui d’archéologue, nécessitait une éducation universitaire. J’ai fait cette découverte grâce aux livres que m’a donnés mon professeur, monsieur Hublot. Une journée vers la fin de l’année scolaire, il m’a demandé de lui apporter son livret de présence à son bureau. Comme je n’ai jamais vu l’intérieur d’un bureau de professeur, j’ai pris mon temps; en entrant, mes yeux se sont concentrés sur la barbe blanche d’Armand Fallières, le président de la France et, par extension, le mien, au moins pour le moment. En dessous du portrait se trouvait le bureau de mon instituteur. Le dessus était propre et net, la forme du meuble était compacte avec des angles aiguisés, stricts et utilitaires, c’était à l’image de l’homme lui-même. Sur ce bureau j’ai trouvé la source de ma consternation. Le livre qui a attiré mon regard était un guide fourni par le gouvernement français qui consistait en plusieurs tableaux qui comparaient les pensions ainsi que le niveau d’éducation requis pour de nombreux métiers. Il me semblait que M. Hublot voulait démissionner de son poste et retourner en France. J’avais raison, l’année suivante quand je suis retournée à l’école il n’était plus là. Quelle chance!

Il me semble que je n’aurais jamais l’opportunité à suivre des cours ou au moins d’avoir accès au matériel pour terminer un cours de philosophie, par exemple. Ce sont des cours nécessaires pour finir l’université et devenir exploratrice professionnelle… un rêve lointain. L’éducation qui m’y est permise valorise plus la formation pour des tâches simples que l’analyse critique.

Mes professeurs m’ont dit que je vais avoir beaucoup de succès et ils ont plutôt raison. Le conseiller en emploi m’a dit que j’ai de fortes chances de devenir une directrice adjointe dans une plantation. Ils me disent que c’est du bon boulot, mais je suis consciente que mes tâches se limiteront à diriger les travailleurs, mes compatriotes, selon les directives de mon chef, peu importe l’ampleur de ses exigences.  C’est tout à fait vrai que cette éducation me fournira une meilleure vie que celle de mes parents qui doivent travailler la terre durant de longues journées. Mais je commence à questionner de plus en plus cette conception d’une vie meilleure maintenant que j’ai découvert d’autres options qui ne me sont pas accessibles… À l’école ils me disent que le potentiel d’une jeune étudiante est illimité, mais le mien est limité par des connaissances d’un monde à l’extérieur de mon pays, des colonies… Le même monde qui pourrait être possible dans mon propre pays avec un peu de liberté et qui peut-être me sera accessible à un certain moment de ma vie. Quoi qu’il en soit, pour le moment, le soleil s’est déjà levé, le terrain à l’arrière de l’école est éclairé. Dans quelques heures, je jouerais là-bas avec mes camarades de classe qui eux-mêmes ont été transformés par ce système scolaire et sont prêts à dénoncer leurs camarades pour s’attirer la bienveillance du professeur.

Jeremy Maslanka (FREN 312)