La mémoire

Cela a été le jour où j’ai presque été tuée que j’ai découvert la vérité sur la nature du pouvoir : le pouvoir, perdu ou volé, peut toujours être reconquis.

On penserait que je me rappellerais parfaitement la seule et unique fois de ma vie où quelqu’un a essayé de me tuer, mais honnêtement je n’en ai aucune idée. Il semble incroyable que je ne puisse me souvenir des événements qui ont précédé le jour le plus révélateur de ma vie, mais ils sont enfermés dans mon esprit. Tout ce que je sais, c’est que pendant une rencontre de routine avec un homme politique local, il s’est offensé de quelque chose que j’avais dit. En réponse, il a demandé la réparation appropriée: une lutte à mort.

Malgré la brume confuse qui entoure mes souvenirs de l’action précédente, je me souviens de la lutte elle-même avec une clarté parfaite. Je portais le costume traditionnel des malfaiteurs : une tunique de coton non teint avec une corde enroulée lâchement autour de ma taille, pas de chaussures, et un foulard de maille lumière qui retenait mes cheveux de mes yeux. L’épée que je tenais était celle de mon père, un peu trop longue et lourde, mais elle était en meilleure état que ma propre épée.

Je pouvais voir le gladiateur, le champion de mon opposant, pendant qu’il se préparait pour la bataille de l’autre côté de l’arène. Les gladiateurs sont des assassins professionnels engagés par des hommes puissants, ceux qui ont des poches profondes et des honneurs fragiles. Ils portent du noir de la tête aux pieds, leur tunique foncée tombe sur leurs culottes aussi sombres et un masque occulte complètement leur visage. Ils ont l’air sinistre et mortel, comme la mort incarnée.

Un gong a sonné et la sueur est apparue instantanément sur mes paumes et mon front. Le signal… Pendant que j’avançais dans la lumière du soleil dans l’arène, la foule a déclenché une clameur incohérente d’anticipation ravie qui s’est écrasée sur mes épaules. J’ai failli chanceler sous son poids. « Vous n’êtes pas une guerrière », hurlaient-ils. « Vous êtes un agneau ! »

En vérité, la cacophonie était aussi insondable que tout le reste, mais c’est ce dont je me souviens.

Le gladiateur m’a fait face au milieu de l’arène, ses pas modérés et délibérés, le dos droit et la tête haute. J’ai arrêté mes pas hésitants à quelques mètres de lui et j’ai tremblé. Un bourdonnement aigu a remplacé les cris de la foule dans mes oreilles. J’ai levé les yeux brièvement vers le visage caché du gladiateur, mais je les ai détournés l’ instant suivant. J’étais incapable d’affronter cette obscurité vide. Au lieu de cela, j’ai regardé ses pieds. Il portait des bottes.

« Savez-vous pourquoi vous êtes ici aujourd’hui ? »  m’a demandé le gladiateur de sa voix impassible.

Dans ma tête, la femme que je souhaitais devenir a répondu « Oui,  j’ai marché sur l’ego d’un lâche et c’est certainement un crime punissable par la mort. » En réalité, j’ai hoché la tête vers le sol.

« Comprenez-vous les termes de ce défi ? » a demandé le gladiateur.

« Nous nous battons. Quelqu’un (probablement moi) meurt. Justice est faite. » J’ai hoché la tête de nouveau, fascinée par les petites gouttelettes d’eau qui coulaient sur mes joues et laissaient des empreintes parfaitement circulaires dans la saleté.

« C’est votre dernière chance de présenter un avocat qui peut combattre à votre place. »

« Zut, je peux le faire ? Attends une seconde ! » J’ai secoué la tête et j’ai passé une main tremblante sur mon visage.

Nous avons dégainé nos épées.

Un autre gong a sonné, mais le bourdonnement dans mes oreilles était revenu. Le gladiateur est passé à l’action et il a tenté de m’entailler le cou. Je me suis retirée et j’ai paré le coup. Il a attaqué encore et j’ai pivoté, essayant de dévier son épée avec la mienne. Les lames se sont entrechoquées avec un cri strident de l’acier et il a chargé de nouveau. Cette fois il m’a entaillé le flanc. J’ai tenté d’éviter ce nouveau coup, mais il a enfoncé son épée dans l’épaule droite. Mon épée s’est soudainement échappée de mes doigts engourdis.

Le bourdonnement était devenu un martèlement désespéré et je savais que je pouvais entendre mes derniers battements alors qu’ils tonnaient dans mon crâne. J’ai échappé à sa prochaine attaque, puis à celle qui a suivi ; j’ai échappé à son épée en abandonnant la mienne. Il a avancé implacablement et je pouvais voir la crispation de ses muscles sous son masque : il souriait.

À ce moment-là, j’ai senti quelque chose  craquer douloureusement dans ma poitrine. La colère que j’avais enterrée là, sous ma peur et mon fatalisme, s’est élevée en nuage. Elle m’a complètement engourdie pour un bref instant et je me suis chauffée à la sensation douce de la rage qui me consommait. Elle était libre et à l’instant où je le regardais m’attaquer, je me suis rendue compte que j’étais libre aussi.

L’adrénaline a inondé mes veines, effacé la conscience de mes blessures. Mes muscles ont repris des forces. J’ai jeté mon corps contre son ventre qui était exposé. Nous sommes tombés et il m’a jetée au sol. Il s’est levé en sursaut, mais il avait fait une autre erreur de jugement : j’avais atterri juste à côté de mon épée. Je l’ai ramassée maladroitement avec ma main gauche indemne, ensuite je me suis précipitée sur lui et je l’ai poignardé.

Il portait encore son masque, mais j’imagine qu’à l’instant où il a tourné son visage vers moi, son expression était l’essence de la surprise. J’ai enlevé mon épée et il s’est effondré. La foule était complètement silencieuse.

J’ai examiné les visages étonnés en attendant de trouver celui de mon opposant. Il fronçait les sourcils et murmurait à son assistant. Je ne pouvais pas l’entendre, mais je pouvais voir ses lèvres déformées autour des mots « …pensé que vous avez dit … le meilleur … cher ».

J’ai été captivée une fois de plus par un élan de fureur qui m’a propulsée vers l’avant. Le rival s’est levé, le visage cendreux.

Il a fait une pause pendant un moment, clairement confus et puis il a fulminé : « Eh bien, vous avez gagné. Avez-vous quelque chose à dire ? »

J’ai attendu jusqu’à ce qu’il rencontre mon regard, puis j’ai levé mon épée sanglante dans un salut moqueur. Ensuite, je l’ai jetée à ses pieds, je lui ai tourné le dos avec conviction et je suis sortie de l’arène.

J’ai laissé de nombreuses parties de moi-même couchées dans la terre de cette arène, mais je suis partie avec ma vie et mon pouvoir. Je n’ai jamais regardé en arrière.

Elyse Holman (FREN 310)

 

Leave a Reply