Amira

Je cours vite. Très vite. Si vite que je commence à voler. Mes jambes bougent, mais elles ne touchent rien, sauf l’air. En ce moment, rien n’est lourd. Je vole plus haut, plus haut, encore plus haut, jusqu’à ce que je puisse voir tout Alger, tout le Tell oriental, toute l’Algérie. Depuis le ciel, les pays sont tous petits. Un peu comme la pâte à brik, ils peuvent être modelés selon le désir des hommes. Tout à coup, un homme énorme sans visage apparaît devant moi et me donne une claque. Je replonge vers la terre. Je crois que je vais mourir quand une main blanche me rattrape et me sauve. Je suis sécurisée par cette main blanche, mais bientôt ma peau et mes jambes deviennent blanches à leur tour. Puis ce sont mes mains et enfin mon visage. Maintenant, toute ma couleur disparaît, et je ne sais rien, je ne suis rien qu’une boule d’argile blanche dans une grosse main blanche et je ne me souviens de rien. Je panique. Je vais me perdre. Le monde devient noir et puis…

— Amira! Amira! Lève-toi! Tu vas encore être en retard! Maman dit que tu dois m’accompagner à l’école, HA HA HA!!! Lève-toi, et fais-moi mon petit déjeuner!

La voix de Youcef m’a sauvée de mon cauchemar, mais qui va le sauver de la colère d’une sœur qui déteste se lever trop tôt? Je me lève de mon lit et essaie de me souvenir de mon rêve, parce qu’il faut que je l’écrive dans mon journal. Si je veux être un jour comme Albert Camus, je ne dois pas arrêter d’écrire. Est-ce que c’est vrai? Je ne sais pas… mais c’est ce que Mademoiselle Colette, ma professeure, m’a dit. Comme elle est intelligente, gentille, belle, et française, je sais que je devrais bien écouter ce qu’elle me dit!

— Amira! Il faut que tu manges avant de partir pour l’école! Viens ici!

— Oui, maman, j’arrive.

Dans la cuisine, maman prépare notre petit déjeuner. Papa boit son café turc, Youcef mange avec enthousiasme (comme il est dégoûtant), et Salim marche à quatre pattes et attend le moment où maman le prendra dans ses bras. On mange ensemble en paix. Je vois cette scène heureuse et je me sens inconfortable. Je sais que je devrais vouloir être maman et avoir un mari. Mais dans mon cœur, une autre histoire pour moi existe en secret.

Pendant que l’on marche à l’école, je joue à être El-Djazia, mon héroïne favorite du folklore traditionnel. Cela m’aide à être forte quand on voit les soldats français. El-Djazia est forte, intelligente, belle. Elle est la meilleure guerrière qui ait jamais existé. Elle n’aurait pas peur de ces étrangers bizarres à la peau pâle. Alors, je ne perds pas mon identité quand je les vois parce que je m’identifie à El-Djazia. Ils ont volé ma langue maternelle, mais ils ne peuvent pas voler mon imagination.

A l’école, Youcef court après ses amis. Moi, je cherche Rima, ma meilleure amie. Elle me trouve et mon cœur rit, alors je ne me sens plus inconfortable. On chuchote en arabe et on rit parce que personne ne nous entend. Ce sont les deux choses que l’on garde malgré la présence des Français : l’imagination et les secrets entre amies.

Pendant notre leçon, j’admire Rima. Elle a les cheveux longs et noirs et la peau café au lait. Je ne comprends pas pourquoi les Français pensent qu’ils sont meilleurs que nous. Ils fuient le soleil comme s’il était le diable; ils boivent trop, en plus leurs vêtements sont stupides. Mais Rima est belle et quand elle me parle en arabe, je nous vois comme guerrières de notre peuple, nous échappant de mariages forcés avec hommes que l’on n’aime pas. On fuit les Français qui essaient d’effacer notre culture. Dans notre vie secrète, on écrit, lit et joue toute la journée et on chuchote en arabe avant de dormir sous les étoiles….

— Amira? Je vous parle, Amira, et ce n’est pas poli de m’ignorer, dit Mme Colette. Je rougis avant de lui dire que je suis désolée. Et c’est vrai. Mme Colette est gentille : elle m’a fait connaître Camus et m’a donné un secret. Elle m’a parlé de Simone de Beauvoir. Elle m’a dit que je ne devrais parler à personne de cette écrivaine parce que certains pensent qu’elle est trop radicale. Un autre secret pour moi. J’aime ses idées. Simone ne pense pas que les femmes doivent avoir un mari, et elle ne pense pas que les femmes doivent avoir les enfants! Elle est française, mais…. elle est géniale.

Après la classe, Mme Colette me dit qu’elle voulait me parler. Ah non! Je jette un coup d’œil à Rima et elle sait tout de suite ce que je pense…. Je vais avoir des problèmes. Ma vie est finie. Mes parents vont me forcer à me marier avec quelqu’un de laid et de vieux parce que ma mère sait que j’ai commencé à avoir mes règles le mois passé. Allah, aide-moi!

— Amira, j’ai lu votre dissertation. Vous écrivez bien. Avez-vous pensé à ce que vous voulez faire plus tard?

— Pas vraiment Mademoiselle Colette, dis-je en mentant. J’ai peur de ce qui va m’arriver bientôt. Mes parents voulaient que j’aille à l’école coloniale, mais ils veulent aussi que je me marie et que j’aie des enfants.

Elle m’examine et semble avoir compris la vérité.

— Alors, si vous voulez continuer votre formation et devenir écrivaine, je vous recommande de suivre des cours à l’École Normale Supérieure à Paris. L’environnement là-bas est plus approprié à votre esprit exceptionnel que votre situation ici… en Algérie.

Elle insulte ma culture tout en louant mes qualités intellectuelles. Encore une fois, je ne dis rien.

— Alors, pensez-y? Et n’ayez pas peur de me poser des questions.

Je fais un signe de la tête et m’en vais. Paris! L’université! La littérature! La trahison de ma propre culture! Mais à Paris, il n’y aurait pas de mariage forcé. Je n’aurais pas d’enfant. De plus, Rima pourrait venir avec moi! Je serai comme El-Djazia, une guerrière forte qui conquiert une nouvelle terre! Mais ici, à Alger, on a des montagnes, des figues et du thé à menthe. Si je reste ici, est-ce que l’homme sans visage me donnera une claque et me forcera à vivre une vie de mère? Si je pars, est-ce que les Français me prendraient ma culture et ma langue?

— Qu’est-ce qu’elle voulait? me demande Rima.

Je ne sais pas.

Jenny McCargar (FREN 312)