Qu’ai-je perdu en gagnant?

C’est donc définitif. J’irai à Dabou pour continuer mes études à la nouvelle École normale. Je serai le seul membre de ma tribu à y aller. Cette pensée me terrorise et elle risque de me plonger dans le désespoir; ce n’est pas du tout ce qu’on avait prévu!

Il ne serait pas faux de dire que je vis, jusqu’à maintenant, à l’ombre protectrice et réconfortante de mon cousin Bodua, d’un an mon aîné. C’est son père qui est chef du village, ce qui explique peut-être l’audace inhabituelle de mon cher cousin. De toute façon, Bodua, qui est plus âgé que moi, a commencé l’école primaire avant moi. Comme toujours, il m’a ouvert la voie. Nous fréquentons l’école du village à Abengourou, qui se trouve à une cinquantaine de kilomètres de notre village natal, Yakassé. Conformément à la politique de l’administration coloniale, les enfants en Afrique occidentale française sont censés aller à l’école coloniale, où ils recevront une éducation formelle. Bodua et moi, nous avions envie de dire un grand « non, merci! » à ce cadeau empoisonné de l’état, mais nos parents n’étaient pas d’accord.

— Vous êtes mes descendants, les descendants du chef, a dit solennellement mon oncle, et vous devez vous préparer à assumer vos responsabilités.

— Une éducation, c’est un grand privilège, m’a assuré ma mère tout en emballant mes affaires pour m’envoyer rejoindre Bodua.

Ce « grand privilège » a suscité des réactions mitigées chez les dix-sept élèves de l’école du village. La vie scolaire était différente de tout ce que nous avions connu avant, et nous nous trouvions confrontés à des changements touchants non seulement notre esprit, mais aussi notre corps. Au début, notre famille nous manquait énormément, mais la nostalgie diminuait avec le temps. Par contre, notre corps ne s’est jamais entièrement adapté à cette nouvelle existence sédentaire. Le monde extérieur nous appelait sans cesse, et nous avions hâte d’être libérés dans la nature.

Cependant, l’instituteur nous rappelait qu’il fallait nous habituer à une vie de fonctionnaire subalterne, c’était notre destin ultime. Dans ce but, nous passions la majorité de la journée enfermés dans la salle de classe. Il nous enseignait le français ainsi que d’autres sujets qu’estimaient utiles nos colonisateurs. Heureusement, j’avais fait la paix avec la langue française, qui était au départ un énorme casse-tête. Nous avons passé six longues années dans cette école primaire, sans le droit de parler notre langue maternelle, le Twi. De nos trois choix : parler français, parler une autre langue sous peine de sanction, et ne pas parler, j’avais choisi le premier. J’avais des camarades de classe, dont le cerveau semblait singulièrement imperméable au français, qui ont dû opter trop souvent pour le deuxième… Pauvres crétins!

Et Bodua? Ici comme ailleurs, il avait un don inné. Je ne suis pas jaloux, bien entendu. C’est mon cousin. Mais je dois avouer que tout était facile pour Bodua. Étudiant surdoué, il finissait ses devoirs avant que l’instituteur ne retournât à son bureau. Il avait maîtrisé le français sans trop d’effort, et par la suite, il s’est mis à lire tout ce qui lui tombait sous la main. Et, chose paradoxale : plus il apprenait, moins il semblait satisfait par ses connaissances nouvellement acquises. L’instituteur commençait à le regarder d’un air soupçonneux, voire hostile, surtout quand il abordait la question de la politique coloniale. Il voulait savoir pourquoi nous passions autant de temps à étudier l’histoire d’un pays étranger sans jamais discuter de l’histoire de notre patrie. Pourquoi? Même chose pour le langage :

— Est-ce qu’il ne serait pas mieux, proposait-il, que nous étudiions le Twi et le français à l’école?

L’instituteur n’était pas ouvert à une telle discussion, d’autant moins lorsque Bodua cherchait à comprendre :

— Pourquoi, au lieu de nous préparer pour des rôles importants au service de notre peuple et de notre tribu, sommes-nous en train de nous préparer pour des rôles marginaux au service d’un autre peuple? Pourquoi?

J’avais prévenu Bodua que, dans le monde colonial, la curiosité des enfants colonisés ne serait peut-être pas vue d’un très bon œil, mais, d’après votre expérience, le fils aîné, est-ce qu’il tient souvent compte des conseils sages du cadet? Et puis, un jour, mon cher Bodua a posé un « pourquoi » de trop… et, pire encore, en présence de l’inspecteur des écoles, qui était venu expressément pour sélectionner les étudiants qui continueraient leurs études à la nouvelle école normale. Bodua, n’oubliez pas, est le premier de la classe. Néanmoins, on a inscrit son nom à la rubrique « inéligible », l’inspecteur l’ayant jugé ingérable et dangereux.

C’est donc pour cela que je poursuivrai mes études sans mon meilleur ami, et sachant très bien que j’étais choisi en fonction de ma faiblesse et de mon manque de courage. Comment être fier d’une telle distinction?

Elizabeth Wilcox (FREN 312)

Ouvrages consultés

« Côte d’Ivoire. » Google Maps, 8.

Kamara, Mohamed. « French Colonial Education and the Making of the Francophone African Bourgeoisie. » Dalhousie French Studies, Vol. 72, Fall 2005, pp. 105-114, Dalhousie University, www.jstor.org/stable/40837624.

Gamble, Harry. “Peasants of the Empire: Rural Schools and the Colonial Imaginary in 1930s French West Africa. » Cahiers d’Études Africaines, Vol. 49, Cahier 195, 2009, pp. 775-803, EHESS, www.jstor.org/stable/40380025.

P. K. « Le développement de l’Enseignement dans les territoires français d’Outre-Mer. » Civilisations, Vol. 1, No. 2, avril 1951, pp. 12-18, Institut de Sociologie de l’Université de Bruxelles, www.jstor.org/stable/41377388.

« List of Akan (Twi/Asante) Names. » Afropedea, www.afropedea.org/akan-names.

Akira, Sato. « Chapitre premier : enseignement “supérieur” à l’ère coloniale. » Inventaire de l’enseignement supérieur en Côte d’Ivoire, Africa Research Series No. 8, 2003, Institute of Developing Economies (IDE-JETRO), Japan, www.ide.go.jp/English/Publish/Download/Ars/pdf/08_01.pdf.

« Les Agni de l’Indénié ou Agni-N’dénéan. » Réseau d’Ivoire, Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren, 2007, www.rezoivoire.net/cotedivoire/patrimoine/154/les-agni-de-l-indenie-ou-agni-n-denean.html#. WLOsNBIrKCR.