Rencontre inattendue à l’exposition coloniale

Il est très tard. Papa et Maman se sont déjà couchés et je n’écris qu’à la lueur d’une lampe à l’huile pour ne pas réveiller mon frère. Je vois à peine la feuille sur laquelle mon crayon est posé et mes jambes sont lourdes et raides après avoir marché toute la journée. Mon corps me supplie de dormir, mais je n’arrive pas à trouver le sommeil. Dans le silence de la nuit, les battements de mon cœur résonnent dans ma poitrine comme le rythme fort d’un tambour africain. Derrière mes paupières lourdes se projettent à la fois des couleurs vives et des nuages brunâtres, soulevés par des pieds nus qui dansent. Mon esprit est tellement chargé de sensations, d’images et de pensées qu’il est hors de question que je me repose. Il faut que j’écrive.

Nous nous sommes levés tôt ce matin pour nous rendre au bois de Vincennes. Maman nous a préparé un petit-déjeuner, mais j’étais trop excité pour manger. Depuis mai, on ne parle que de l’Exposition : les murs des boutiques sont recouverts d’affiches publicitaires et chaque soir, les radioreportages annoncent l’horaire prévu pour le lendemain. Tous mes amis y sont déjà allés et Julien, qui a assisté à l’inauguration, se vantait d’avoir vu le maréchal Lyautey. J’aurais bien aimé le voir aussi, mais Maman avait hésité à nous laisser aller à l’Exposition. Les articles de journaux témoignent de gens qui se promènent presque nus et même de cannibales parmi les peuples exhibés. Maman ne voulait pas que mon frère et moi nous soyons exposés à de telles vulgarités, mais heureusement, Papa a réussi à la convaincre que l’Exposition nous permettrait d’apprécier la puissance de notre patrie ainsi que l’importance de fournir de l’aide à nos colonies en besoin.

Malgré le fait que nous étions parmi les premiers arrivants de la journée, il a fallu attendre à l’entrée. Je ne me souviens pas d’avoir vu le parc aussi bondé. La foule comprenait des hommes d’affaires, des soldats, des enfants et même des missionnaires en habit religieux. Je transpirais à grosses gouttes, mais j’ai oublié la chaleur étouffante dès qu’on m’a donné un dépliant décrivant les pavillons de l’Exposition. Je m’imaginais être un aventurier, muni que d’une carte et prêt à se lancer dans l’inconnu.

Notre première destination fut la ménagerie. Je n’étais pas particulièrement enthousiaste, car l’année passée, je suis allé au Jardin zoologique de Marseille pour fêter mon douzième anniversaire. Le parc de Marseille m’a fortement impressionné et je n’osais croire qu’on puisse faire mieux. Cependant, j’étais encore plus émerveillé par le zoo de l’Exhibition. Au lieu d’être enfermés dans des cages, les animaux étaient presque libres. Seuls des fossés et des clôtures barbelées délimitaient les bornes des enclos dans lesquels se trouvaient des girafes, des éléphants et des lions. L’odeur des animaux envahissait mes narines et j’avais l’impression que je pouvais toucher le poil sablé des lions en tendant le bras.

Nous nous sommes ensuite dirigés vers le pavillon d’Indochine où se trouvait la reconstitution du temple d’Angkor Vat. Selon mon dépliant, la structure imposante occupait 300 mètres carrés dans le parc et semblait s’étendre aussi loin dans le ciel. Les cinq tours principales étaient couvertes de feuilles d’or et brillaient si fortement au soleil qu’elles semblaient émettre leur propre lumière. En examinant les gravures richement détaillées sur les côtés du bâtiment, je me demandais comment un peuple que l’on décrit comme primitif aurait pu construire une telle merveille. Puisque les frais d’entrée n’étaient que de trois francs, j’avais assez d’argent pour acheter une carte postale sur laquelle figurait le temple.

Après le dîner, nous avons repris notre exploration, en commençant par les colonies africaines. Le palais de l’Afrique Occidentale Française m’a fortement marqué. Presque aussi grand qu’Angkor Vat, le géant en briques ocre était lui-même un royaume. Partout, il y avait des villages reconstitués où l’on trouvait des gens agenouillés à terre, ne semblant pas craindre la poussière. Certains portaient peu de vêtements; d’autres en portaient trop.

Lorsque nous sommes arrivés au pavillon de la Nouvelle-Calédonie, Papa et Maman m’ont confié à mon frère. Alors qu’ils visitaient les pavillons des missions protestantes et catholiques, mon frère et moi nous nous sommes précipités pour explorer davantage le village kanak. C’est là qu’on trouvait les fameux cannibales!

Le village était plus isolé que les autres sections de l’exhibition. On se servait de troncs d’arbres comme bancs et huttes rudimentaires. Ces dernières étaient éparpillées parmi les arbres. J’observais chaque détail et j’étais captivé par ce petit monde en paille et en bois au milieu de la forêt. Peu à peu, la foule se dissipait et tout devenait silencieux. Je me suis rendu compte que j’étais loin des autres et que le chemin n’était plus visible. Certain que je pouvais quand même retourner sur mes pas, je ne me suis pas inquiété immédiatement. Mais au moment où je me suis retourné, j’ai aperçu la figure d’un homme qui s’approchait de moi et je commençais à paniquer.

D’où j’étais, je voyais son torse nu. Les peintures blanches dont il était couvert contrastaient avec sa peau foncée. Il n’était pas aussi grand que Papa; pourtant, il me semblait beaucoup plus menaçant. Je me demandais si c’était un des anthropophages dont on parlait. Certes, j’étais encore dans l’enceinte du parc, mais désorienté et assoiffé, je ne pouvais plus raisonner. Allait-il me dévorer? Devrais-je fuir ou plutôt me cacher? C’était trop tard; il m’avait déjà aperçu. À la fois soucieux et fasciné, je n’osais pas bouger. Je n’étais qu’à quelques pieds de lui quand il s’arrêta, jeta un regard derrière moi et me fixa encore.

― « Êtes-vous perdu? », m’a-t-il demandé.

Étonné par la clarté de son français, je ne pouvais pas lui répondre. Il articulait les mots avec précision. Pourtant, je n’avais entendu que des cris bestiaux et des grognements incompréhensibles dans les villages. Les guides nous ont informés que les peuples indigènes ne connaissaient pas le français et que l’enseignement de la langue Molière faisait partie de notre mission outremer. À l’évidence, ce garçon pouvait parler notre langue!

Nous nous regardions longuement. Quand je l’ai vu de loin, j’ai pensé qu’il avait au moins l’âge de Papa, mais en le regardant en face, je constatais qu’il ne devait avoir que quinze ans; il était à peine plus vieux que mon frère. Je ne sais pas quelle expression j’avais sur mon visage, mais je crois que ma fascination était à la hauteur de la sienne. Sans doute, j’étais un spectacle : je dégoulinais de sueur. Lui, il m’étudiait attentivement comme s’il n’avait jamais vu quelqu’un dans un tel état. Après un moment, il m’a offert la gourde qu’il tenait à ses côtés.

― Tenez, vous avez l’air d’avoir soif.

Pendant un moment, j’hésitais. Si la gourde était remplie de sang? Mais il avait raison : je n’avais rien bu depuis l’après-midi. J’ai pris une gorgée et après l’avoir avalée, j’en ai pris une autre.

Ce n’était que de l’eau.

Je lui ai rendu sa gourde et il m’a fait signe de le suivre. Je n’avais aucune idée de l’endroit où on allait, mais je lui faisais confiance. Pendant que nous marchions, je l’imaginais sans ses peintures et son habit en raphia. Je crois qu’il aurait pu être un de mes amis.

En peu de temps, je pouvais entendre les rires et les voix des autres visiteurs. Nous nous retrouvions derrière une hutte en face de la route où je me suis perdu. Le garçon m’indiquait une porte à l’arrière.

― Il vaudrait mieux que vous les rejoigniez par ici pour que personne ne nous voie ensemble.

Je hochais la tête sans avoir réellement compris ce qu’il me disait. Nous sommes rentrés ensemble et j’ai vu des femmes et des enfants peinturés de la même manière que le garçon. Ils étaient accroupis à terre. Dans le coin, quelques enfants grignotaient des bouts de pain.

Leur garçon leur disait quelque chose que je ne comprenais pas, mais les sons qui sortaient de sa bouche ne ressemblaient pas du tout à la cacophonie de sons gutturaux que j’avais entendus dans le village. Une des femmes m’a souri comme si j’étais un des enfants qui l’entourait.

Je me précipitais vers la porte, mais je retournais vers eux avant de sortir.

― « Merci », dis-je.

Le garçon semblait surpris, mais me fit un petit sourire.

Une fois dehors, je suis resté figé sur place pendant un long moment avant que la voix de mon frère interrompe mes pensées :

― Jean-Pierre, où étais-tu? Je t’ai cherché partout! Il faut qu’on retrouve Maman et Papa; il va y avoir un spectacle dans le jardin d’acclimatation dans quelques minutes…

Je le suivais, mais soudainement, je n’avais plus le goût d’assister aux spectacles. J’avais plutôt l’envie de retourner dans la hutte, peut-être pour parler à la famille que je venais de rencontrer.

Une fois rentré à la maison, j’ai serré ma carte postale commémorative dans le tiroir de mon bureau. Bien que je sois encore émerveillé par la splendeur du temple, j’ai désormais du mal à le regarder sans trop y penser. Combien de gens a-t-on vu aujourd’hui communiquer comme des animaux, mais qui pouvaient, en réalité, s’exprimer en Français aussi bien que nous? Existe-t-il vraiment des cannibales, des gens si sauvages parmi les colonies? Si oui, on ne les trouvera sûrement pas parmi les Kanaks.

Lisa Grondin (FREN 312)

Bibliographie :

Ageorges, Sylvain. « 1931, exposition coloniale internationale de Vincennes. » Expositions universelles.fr. Web. 25 janvier 2016.

« Jardin zoologique de Marseille. » Wikipédia. Web. 26 janvier 2016.

« L’Exposition coloniale de Paris en 1931. » Pages Perso-Orange.fr. Web. 26 janvier 2016.