Mathilde à l’école coloniale

Je suis dans une nouvelle école, tout le monde ici parle le français et je me sens perdue. Maman a décidé de m’envoyer ici « pour mon propre bien » m-a-t-elle dit. Je ne sais pas où elle a vu ce bien, car je ne l’ai pas encore rencontré. Nous les appelons Les Sœurs Blanches ces religieuses aux visages renfermés et lèvres serrées. Les yaya du quartier disent que c’est la douleur des myomes qui les rendent aussi moches. Je ne connais pas les myomes, mais je connais la faim. Je pense que c’est la faim, car on ne peut pas bien avaler son fufu la bouche pincée. Les religieuses exigent qu’on les appelle ma sœur mais, elles ne sont pas gentilles comme les yaya du quartier. Il me semble que tout le monde ici est ma sœur, il n’y a pas de garçon dans notre école et le pire est que nous sommes toutes identiques. Une masse de filles, cheveux tressés en nattes, robes blanches, tricots bleu foncé, chaussettes blanches et souliers noirs. Il faut rester propre et immaculée comme la vierge Marie à tout moment. L’hygiène corporelle rime avec sanctification spirituelle. Après la récréation, ma sœur la directrice contrôle notre apparence; la moindre tache sur nos uniformes, la moindre poussière sur nos souliers noirs mérite une grande punition. Mathy a oublié d’essuyer ses chaussures après une partie féroce de kange; Mathy oublie beaucoup de choses quand elle joue, notamment que c’est simplement un jeu. Elle est toujours prête à se battre quand elle ne gagne pas. « Pssst Mathy! » Je pointe ses souliers noirs avec mon doigt sans ongle. Le visage horrifié, elle essuie l’un après l’autre ses souliers derrière ses jambes sur ses chaussettes blanches. Hélas ! Il est trop tard ma sœur la directrice l’aperçoit avec ses yeux d’aigle. Elle s’approche d’elle et dit d’une voix aigüe et sévère.

– Mathilde Namwindja, savez-vous que l’hypocrisie, c’est de pécher deux fois ?

Mathilde baisse la tête et n’ose pas regarder ma sœur la directrice.

– Et le salaire du péché. C’est la mort le saviez vous ma fille ?

Mathilde répond avec un petit hochement de tête.

-Vous allez laver les latrines.

Le lavage des latrines puantes était la punition préférée de ma sœur la directrice. Elle disait que c’est la seule punition qui apprend l’hygiène et la pureté.  Quant à moi, je pense qu’à force de laver les latrines nous allons apprendre à devenir femmes de ménage.

– Vous allez les laver seule Mathilde.

Mathilde ouvre grand les yeux, et crispe les poings. Tout le monde est étonné par cette punition parce qu’il y a seize latrines et Mathilde doit toutes les laver, ça prendra une éternité ! Ma sœur la directrice reprend d’un ton sévère :

– Cette punition est plus douce que de perdre son âme dans le péché et plus douce encore que la mort. Suivez moi !

Mathilde suit alors ma sœur la directrice vers la case à outils tandis que nous prenons le chemin pour la classe.

Arrivée en classe, ma sœur maitresse nous dit de sa voix joviale :

– Allez prenez place les filles, avant de commencer la leçon, nous allons examiner vos mains, alors les mains sur les pupitres, s’il vous plait ! Ah, que voilà des mains bien manucurés, très bien. N’oubliez pas les filles, l’hygiène vous aidera à mieux comprendre le cours aussi, voilà ! Aujourd’hui nous allons étudier l’imparfait. Je vais vous montrer les terminaisons et nous allons les réciter jusqu’à ce que notre prononciation soit parfaite, allons-y !

Je n’aime pas la conjugaison : elle me semble si difficile et je me perds dans les incantations. Ça me fait peur quand toute la classe crie et conjugue ensemble ; on dirait une cérémonie de sorciers qui bredouillent des mots bizarres à l’unisson et invoquent les mauvais esprits. Des fois j’ai vraiment l’impression que c’est ce que nous faisons, car nous tapons sur nos pupitres comme des tam-tam à un rythme précis, et nous récitons avec tant de ferveur que j’ai l’impression qu’une puissance occulte descend sur nous, comme si des esprits français venaient nous transmettre la connaissance de la langue de Molière, la prononciation exacte, l’illumination dans nos cervelles de colonisées. Nous ne sommes pas seules dans cette transe, ma sœur maitresse a arrêté de réciter, elle nous écoute. Elle respire fort, transpire ; son visage pâle brille et ses joues sont d’un rose éclatant ; elle a un grand sourire qui dévoile ses dents jaunes. Elle ferme les yeux comme si elle ressentait une extase sublime…

Linda Gisenya (FREN 312)